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Ma Voix
7 septembre 2004

Beslan

Difficile de laisser tomber l'actualité en cette rentrée... Beslan... Un endroit que finalement on préfèrerait n'avoir jamais connu, parce qu'il est entré trop violemment dans l'actualité... Une prise d'otages, des enfants, soit disant 300 vies en danger quand ils sont plus d'un millier dans l'établissement tenu par ces terroristes non identifiés, des forces "spéciales" russes qui ne paraissent avoir rien de si spécial finalement: le dénouement s'illustre par le sang et l'horreur... Des condamnations à droite et à gauche, pour dire l'inhumanité des preneurs d'otages dans une école, pour dénoncer l'impéritie des forces russes... Des meurtriers face à des sauveurs incompétents, et au milieu d'eux, quelques vies d'enfants... Des polémiques sur la responsabilité du Président russe... Président d'un Etat délabré depuis des années... Un assaut qui n'a pu qu'être donné dans un sursaut, comme une machinerie qui s'emballe... Des soutiens sanitaires n'étaient même pas en place, pas même sur les lieux, alors que la prise d'otages durait depuis plus de deux jours... Et la prise d'otages, qui apparaît une fois de plus comme une stratégie de l'échec... A se demander si l'Humanité est vraiment en construction...

 

"Pas facile , mais alors pas facile du tout, de suivre un journal télévisé en compagnie d'une fillette de six ans fraîchement entrée au CP.

Ainsi, hier soir, on s'attendait à voir la petite décrocher du canapé sitôt énoncés les titres, puisqu'il n'était question ni de bébé ours découvert dans les Pyrénées ni de chiot porteur de la rage.

De la rage, il y en avait bien au menu, mais c'était celle des hommes quand elle s'abat sur les enfants. Et, cette fois, il n'y a pas eu moyen de décoller la fillette de l'écran.

Elle est restée campée là pendant que défilaient les images d'Ossétie, les mères en pleurs, les petits corps inanimés, visibles dans leurs cercueils que, dans la tradition orthodoxe, on laisse ouverts jusqu'à la fin, la vraie fin, celle où le regard se perd sous la terre.

On a bien essayé une lâche diversion, il y avait des dessins animés sur une autre chaîne. Mais la sanction est tombée aussitôt de la bouche de la gamine : "Papa, tu ne regardes plus les informations ?"

Alors on a remis l'Ossétie, ces cercueils d'enfants qui n'en finissaient pas de se fermer, ces mères qui n'en finissaient pas de pleurer, et les commentaires avec des mots énormes : drame, mort, explosion. Et puis la figure d'un petit garçon, Ilan, qui ne voulait plus aller au CP parce qu'il avait peur.

C'est à cet instant que le feu des questions s'est ouvert sur le canapé. "Papa, pourquoi ils tuent des enfants dans cette école ?"

Réponse embarrassée, insuffisante, décevante, révoltante. Il faut dire que le CP où vient d'entrer la fillette est autrement plus accueillant que celui de la télé.

Les règles à suivre sont quasiment inoffensives : lever le doigt avant de parler, ne pas bavarder en classe, éviter de se bousculer, ne pas passer son temps à tailler ses crayons...

Et, tout à coup, le petit Ilan a peur d'aller au CP. Quel est donc ce pays, l'Ossétie, où les enfants meurent de trouille à l'idée de prendre le chemin de l'école ? Le maître est-il méchant ?

Il a fallu expliquer un peu, la guerre, les explosifs, avec cet argument qu'on croyait imparable : cela se passe très loin, ma chérie, cela ne risque pas d'arriver ici.

"Papa, tu ne m'emmèneras pas dans les pays où les méchants font mourir les enfants à l'école ? Tu serais triste si j'étais morte et que toi tu restais vivant ? Moi je l'aime bien cette petite fille, elle est morte pour de vrai ?"

Il y avait dans ses yeux, hier soir, toute l'incrédulité, le chagrin et la colère du monde, des sentiments à l'état brut puisque aucun raisonnement n'était accessible à ce cerveau de six ans.

C'était inutile de dire que les méchants ont parfois leurs raisons, car quelle raison peut tenir encore debout face à des cadavres d'enfants ?

On s'en souviendra, de ce journal télévisé de rentrée. Quand la présentatrice est passée à autre chose, notre petite CP a décidé de monter dans sa chambre. Elle en avait assez vu.

Mais, avant de disparaître, elle a posé une dernière question, une question explosive elle aussi. "Papa, ces enfants qu'on a vus à la télé, ils existent vraiment ?"

On aurait aimé lui dire que non, mais à quoi bon mentir, elle en était sûre, évidemment, qu'ils existaient pour de bon. Et que, désormais, ils n'existaient plus."

Un billet de Eric Fottorino, publié dans Le Monde.

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